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Surproduction de lait : ici et ailleurs, les éleveurs boivent la tasse. N'exportons pas nos problèmes! Et joignons nos voix pour faire bouger les choses.…
Un entretien avec Christian Corniaux, chercheur au Cirad, organisme français de recherche agronomique et de coopération internationale pour le développement durable.
Quels sont les outils dont disposent les agricultures familiales d’Afrique pour se protéger des concurrences inéquitables provoquées par les règles du commerce international ? Au Sénégal, en Afrique de l’Ouest, beaucoup d’acteurs de la filière lait militent pour l’application de mesures protectionnistes à l’instar de ce qui se fait au Kenya en Afrique de l’Est. Les producteurs demandent des tarifs douaniers plus importants à l’entrée de de la Communauté économique des états d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Ces revendications peuvent-elles aboutir ?
Bien que cela fasse partie des outils possibles pour aider la filière, Christian Corniaux, chercheur au Cirad, rappelle que l’on fait face ici à des réalités bien différentes car « la filière locale kenyane n’a rien à voir avec celle de l’Afrique de l’Ouest. » D’où la nécessité de combiner les outils afin d’assurer le développement de la filière, comme le recommande un rapport du Gret[1] qui a analysé cinq scénarios possibles en Afrique de l’Ouest selon différents types de mesure :
(1) l’augmentation du tarif extérieur commun (TEC) de 5% pour la poudre de lait entier et 30% pour le mélange MGV,
(2) la suppression de la TVA sur tous les produits laitiers quelle que soit la matière première,
(3) la suppression de la TVA sur les produits issus de lait local,
(4) la combinaison entre hausse du TEC et suppression de la TVA sur l’ensemble des produits laitiers,
(5) la combinaison entre hausse du TEC et suppression de la TVA sur les produits à base de lait local.
Il apparaît que seule la combinaison entre hausse du TEC et suppression de la TVA sur les produits à base de lait local aurait un effet potentiel important pour promouvoir le lait local. Déjà au Sénégal, le gouvernement a mis en place l’exonération de la TVA sur le lait pasteurisé à base de lait local en 2018. Suite à cela, la Laiterie du Berger (LDB, la plus importante laiterie industrielle au Sénégal) a augmenté le prix d’achat du lait aux éleveurs de près de 40%. Une hausse du TEC viendrait compléter cette mesure et améliorer la compétitivité du lait local par rapport à la poudre importée, encourageant à collecter et transformer plus. Bien que ce seraient d’abord les entreprises déjà industrialisées qui en profiteraient, l’étude prévoit une incitation à développer des gammes « 100% lait local ».
Le rôle des entreprises tient une place essentielle, un élément parfois peu pris en compte notamment au niveau de la CEDEAO : « Il faut que les entreprises fassent partie des recommandations pour la collecte afin de changer d’échelle » soutient Christian Corniaux. Et les arguments ne manquent pas pour les convaincre : le lait local diversifie l’approvisionnement, possède une qualité nutritionnelle supérieure, et porte une image positive auprès des consommateurs et des pouvoirs publics, permettant aux industriels d’asseoir leur légitimité.
Malgré les défis auxquels la filière doit faire face, il faut reconnaître les grandes améliorations qu’elle a connu depuis une vingtaine d’années. De « bonnes fondations » selon le chercheur, « des infrastructures certes insuffisantes mais en progrès constant »
« le système de laiterie est en place, la distribution également y compris avec des camions qui redistribuent les produits laitiers dans le pays ainsi que dans les pays frontaliers, […] mais les routes sont à améliorer, ainsi que les systèmes d’électrification et d’eau car on ne peut pas faire de lait sans eau. »
Des évolutions qui seront corrélées à la densification et à l’augmentation de la population dans les années à venir, affirme-t-il.
Récemment, le travail d’information et de plaidoyer sur la responsabilité des politiques européennes – en premier lieu les subventions publiques dont bénéficie le secteur laitier européen- commence à porter ses fruits. Mais il reste un aspect fondamental qui freine considérablement l’essor de la filière : « Le manque de portage de ces questions par les politiques africains » déplore Christian Corniaux. Quelques bons politiciens sont passés dans les ministères clefs, « mais sans continuité. Les organisations de producteurs ont fait un travail monumental au cours des dernières années, mais les politiques africains dans leur globalité n’ont pas su faire fructifier ce travail et le faire déboucher sur une véritable mise à l’agenda des problèmes, sur de véritables mesures, même s’il faut admettre que ça bouge timidement. »
Parler du TEC et de la TVA ne suffit donc pas.
« Il faut des mesures fiscales qui accompagnent le développement du lait local, […] protéger le marché local quand cela est nécessaire, mais nous devons trouver un équilibre entre les différents facteurs, surtout si l’on veut que cet essor profite autant aux unités de transformation artisanales qu’aux entreprises industrielles et semi-industrielles. Sans développement socio-économique des zones pastorales et agro-pastorales, sans la génération d’emplois et de revenus, la lutte contre la pauvreté et la restauration de la fertilité des sols agricoles[2] ».
Les différentes mesures commerciales et fiscales laisseraient de côté les « petits » éleveurs et les exploitations familiales. Une mission que l’Etat doit remplir selon les experts, via des politiques complémentaires spécialement dirigées vers ce type d’acteurs.
Le futur de la filière laitière locale sénégalaise dépend d’une volonté politique, commerciale et fiscale à l’ensemble des échelons territoriaux – international, national et régional. Une complexité et un enchevêtrement de niveaux d’action qui rendent la tâche ardue mais loin d’être impossible. Trois points constituent une priorité pour Christian Corniaux :
(1) « Se battre contre les exportations de poudre de lait réengraissés à l’huile de palme ». Ce combat doit constituer la priorité des politiques commerciales et fiscales afin de réduire drastiquement la compétitivité de cette poudre ». (2) « Embarquer les industriels dans l’offensive lait, pour qu’une alliance équitable avec les producteurs naisse et pousse à la collecte de lait local », et « (3) se concentrer sur l’échelle de la CEDEAO pour harmoniser les inégalités entre les différents pays de la région, afin qu’émerge une industrie régionale véritablement compétitive ».
Rédaction : Naïs El Yousfi
Article réalisé par :
Illustration : Alain Corbel
[1] « Politique commerciale, politiques fiscales et filières lait en Afrique de l’Ouest » – GRET – mars 2019
[2] Op. cit.